L’Internet
change l’ordre social
et instaure une sémiotique du multimédia.
Patrick BENAZET
Avril 2002
Résumé
A chaque époque de l’humanité correspond un mode de
transmission des savoirs. L’émergence de la société de l’information ne manque
pas à cette règle. Le nouvel habitus social des internautes fait d’eux des
individus dominants détenant plus de savoirs que les non internautes. Plongés
dans la sémiotique du multimédia, ils accèdent à l’information et possèdent une
capacité immense de communication à l’échelle mondiale quelle que soit leur appartenance
sociale. Cette nouvelle donne vient bouleverser l’ordre social et semble
pouvoir modifier le rapport au pouvoir.
L’Internet
aurait-il mis tout le monde d’accord ? Répondre par l’affirmative serait une
exagération idéaliste qui confèrerait à l’immense réseau informatique des pouvoirs
sociaux qu’un dispositif technique ne saurait
posséder à lui seul. Cependant, un phénomène est désormais observable qui bouleverse l’ordre
social.
Si le
consensus n’est pas global il est en revanche bien marqué dans le monde de
l’information. Désormais un nouveau clivage mondial s’est instauré. Alors que
traditionnellement l’opposition Nord-Sud
marquait la différence entre pays riches et pays pauvres, l’opposition initiés-non
initiés marque aujourd’hui le nouveau clivage de l’inégalité face à la
connaissance, nous parlons ici de ceux qui accèdent à l’Internet par opposition
à ceux qui n’y accèdent pas. La donne est totalement nouvelle en ce sens que la
richesse documentaire des internautes qui fait face à la pauvreté
informationnelle des non internautes n’est plus liée à l’unique richesse
financière. En effet le déploiement de l’Internet dans les tribus pygmées le
montre bien. Le faible taux de citoyen français « connectés » en est
également un reflet. Plus de 70% de la population des pays industrialisés
n’accède pas au réseau mondial, c’est bien la preuve que la problématique
s’étend au-delà des considérations financières. On relève qu’elle englobe des
aspects à la fois technologiques et culturels. L’accès à l’information par des
moyens jusqu’ici directs tels que la presse imprimée ou les médias audio et
télévisuels limite le volume d’information disponible par le simple fait des
réseaux de distributions et de la multiplicité des supports : autant de
journaux ou de revues que de lignes éditoriales, autant de chaînes de
télévision qui livrent une information formatée que le citoyen n’a plus qu’à
consommer. Se pose désormais le problème du rapport aux médias interactifs, celui
où l’information n’est pas servie toute prête mais où l’initiative individuelle
régit les contenus informationnels. En quelque sorte nous sommes passés d’une
information passive à une information active. Dans une telle configuration, il
est bien entendu que l’acte de s’informer est changé, tout au moins dans sa
nature. Rajoutons à cela l’appareillage technologique nécessaire pour accéder à
l’information et nous voilà au cœur du problème : un changement d’attitude
difficile à imposer rendu plus compliqué encore par un environnement où
l’artefact censé faciliter l’accès au savoir se pose dans la plupart des cas
comme une barrière. En conséquence de quoi, des plans dirigistes de
développement des technologies d’information et de communication sont mis en
œuvre pour lutter contre le creusement de ce qu’il convient aujourd’hui
d’appeler le fossé numérique.
Le numérique est bien là au cœur de la problématique.
L’information numérisée est une information dont le statut a totalement changé
par rapport à l’information dite analogique, par opposition. Son accès, en
l’état actuel des choses, nécessite un dispositif technologique qui est dans
l’immense majorité des cas un ordinateur, même si de plus en plus d’autres
formes d’équipement voient le jour comme les téléphones de dernière génération
par exemple. Ce nouveau monde de l’information est également nouveau par son
mode de représentation et de manipulation des données. Si jusqu’alors la
représentation analogique de l’information se limitait à des documents
statiques textuels imagés pour l’information imprimée ou animée pour les
documents télévisuels, l’information numérique s’organise selon un système issu
du monde de l’Internet et plus particulièrement du Web.
Cet environnement, récemment apparu, a déjà fait jaillir
des phénomènes communautaires basés sur des critères d’appartenance qui n’ont
plus de rapport avec ceux que l’on a connu par le passé. Une des principales
communautés qui ait émergé est celle des pratiques. On peut noter qu’un habitus
des usages est désormais en place, qui s’appuie essentiellement sur le mode de
représentation de l’hypermédia. Lorsque Tim Berners-Lee lançait l’idée d’une standardisation
de la présentation des documents scientifiques en 1990, il n’avait pas l’idée
de l’ampleur sociale que la mise en œuvre de ce standard pourrait prendre dans
la décennie qui allait suivre.
Tout a commencé avec la conception du langage
informatique destiné à structurer les documents, c’est à dire à présenter
l’information sur l’Internet. Dès le départ HTML (HyperText Markup Language est
le nom donné à ce langage informatique) envisageait la possibilité d’intégrer
dans un même document des ressources faisant appel à plusieurs registres
sensoriels : des textes, des images fixes ou animées, des extraits
sonores, mais au-delà de cette simple présentation, HTML intègre avant tout
l’hypertextualité, c'est à dire la capacité qu’a un document d’offrir à son
« lecteur » la possibilité d’agir dessus et de le rendre réactif.
C’est ce que l’on appelle l’interactivité. Mais rien ne fixe les règles de
présentation au-delà du formatage des documents. C’est donc la pratique
progressive, mais dont l’évolution a été rapide, qui a engendré la définition
des lois d’usage du Web. Cette démarche pragmatique nous conduit à constater aujourd’hui
une communauté d’usage qui fonctionne à travers un système de communication.
C’est en substance ce qui caractérise une sémiotique. Rappelons que le père
fondateur de la sémiotique, Charles Sanders PEIRCE a théorisé durant la
deuxième partie du 19ème siècle et le début du 20ème la
sémiotique que l’on peut définir comme étant la science qui étudie les signes
et leur rôle dans la communication. La sémiotique est générale, c'est-à-dire
qu’elle confère le statut de signe à toute chose perceptible qui produit de la
signification. C’est dire combien la portée est large. Cependant bien que cette
théorie soit générale, on peut admettre dans certains cas qu’il existe des
sémiotiques spécifiques dès lors que le système de communication est clos et
qu’il dispose de ses propres règles. C’est le cas notamment de la signalisation
routière. Il faut en quelque sorte qu’une codification spécifique de
l’information ait force de loi pour qu’une communauté d’usage soit établie dans
un domaine spécifique donné. Le cas du multimédia en ligne que nous assimilons
à l’hypermédia, semble correspondre à cette configuration. Une pratique sociale
a donc vu le jour dans l’environnement informationnel multimédia, on lui a
prêté le nom de « navigation » ou encore « surf ».
On connaissait la codification visuelle à laquelle la
publicité en particulier nous a initiés par une grammaire de l’image, on lit
les images qui ont été construites pour faire passer un message, un argument,
on connaît aujourd’hui la grammaire du multimédia qui donne lieu à la
formulation de messages sur support multimodal, c'est-à-dire intégrant textes,
images, sons et interactivité. Avancer l’existence d’une sémiotique du
multimédia à présent revient à avancer par la même occasion que les fondements
d’une sémiotique du multimédia existent. Pour comprendre ce que sont ces
fondements nous nous référons au fondement même de la sémiotique que PEIRCE a
établi. La sémiotique est triadique, c'est-à-dire qu’elle met en scène trois
composants qui sont en relation, le troisième faisant l’union des deux
premiers. Les trois instances en question sont en premier lieu le signe, la
chose telle qu’elle est perçue, deuxièmement l’objet, une chose existante à
laquelle le signe perçu renvoie et troisièmement l’interprétant, l’ensemble des
règles et lois connues de l’individu ; ce que Robert MARTY a appelé
l’habitus social. C’est cet habitus social qui s’est constitué au sein de la
communauté des internautes. Les trois instances qui régissent le signe tel que
PEIRCE l’a théorisé ont une portée propre à l’environnement multimédia ce qui
nous pousse à avancer une sémiotique du multimédia. Peut-on cependant parler de
signe multimédia ? Rappelons que le signe est la chose telle qu’elle est
perçue. En l’occurrence, il s’agit d’une représentation numérique et non d’un
signe tel qu’on le trouve dans la nature. Pour ne
citer qu’un seul exemple, la visite virtuelle d’un hôtel est représentée par
une animation numérique en 3 dimensions. Toute représentation multimédia relève
de l’ordre de la métaphore, une représentation mise pour la chose à représenter
avec un tel degré de réalisme qu’on croit percevoir la chose vraie. De plus
cette représentation est réactive : la même image du même hôtel s’animera
si l’internaute clique dessus. Mais pour que l’internaute clique, il faut qu’il
y soit invité. Cette invitation est obtenue par le jeu d’index, ou indices,
reconnus grâce à une codification basée là encore sur des représentations.
Ainsi lorsque le pointeur de la souris se transforme en une main qui pointe
l’index, on est bien en présence d’une représentation du prolongement du bras
de l’internaute à travers l’écran de l’ordinateur qui indique la possibilité
qu’il a d’appuyer sur l’image avec un index qui n’est pas son doigt mais la
représentation d’un doigt. Il existe ainsi de nombreuses règles usage, elles
constituent l’interprétant, nous pouvons en l’occurrence parler du champ
d’interprétant multimédia. Reste la troisième composante, l’objet. Rien ne
semble accorder à l’objet un statut particulier dans l’environnement
multimédia. Il s’agit de choses vraies de la vie de tous les jours auxquelles
le signe multimédia renvoie.
Cette sémiotique spécifique du multimédia a donc vu le
jour dans la communauté des internautes, sans cesse croissante, sans que jamais
aucune règle formelle d’usage ne soit écrite. Nous sommes en présence d’un
phénomène auto institué par le média lui-même, qui s’appuie sur un système de représentation virtuelle
spécifique faisant appel à des choses existantes dans la réalité et qui s’appuie sur des règles d’usage spécifiques forçant
des aller-retour permanents de la réalité virtuelle au monde réel à tel
point qu’on ne sait plus si ce que l’on perçoit relève de la réalité virtuelle
ou de la réalité vraie. L’ordre social s’en trouve bouleversé car aucune
hiérarchie n’est encore connue dans le monde virtuel. Les réseaux privilégiés
du savoir éclatent et laissent place à un réseau global de portée mondiale où
non seulement chacun peut disposer de toute l’information, y compris d’ailleurs
celle qui n’a aucune valeur probante, mais également faire part de son opinion
ou livrer à son tour une information à l’instar d’un journaliste « officiellement »
habilité.
La sélection sociale ne repose plus sur les critères
traditionnels. La société de l’information introduit un changement comme tous
les nouveaux mode de transmission des savoirs l’ont fait aux différentes époques
de l’humanité, depuis les tribus primitives qui ne disposaient que de l’échange
oral jusqu’à la société mondialisée de l’information, en passant par les
civilisations qui sont à l’origine des alphabets, pour reprendre Pierre LEVY dans
sa cyberdémocratie. C’est donc une nouvelle forme d’organisation sociale sans
frontière territoriale ni étatique, qui complexifie davantage la société
moderne, qui voit le jour et au sein de laquelle la capacité d’échange et de
savoir des internautes s’oppose au reste du monde et où en quelque sorte les
dominés deviendraient dominants.
L’Internet n’a sûrement pas mis tout le monde d’accord,
il semblerait que l’inverse se profile, mais en revanche un nouvel habitus
social a émergé et instaure une sémiotique du multimédia. Ce nouveau monde qui ne
considère qu’un seul type d’individu, l’être humain, sans statut social pré
requis et en théorie placé sur le même pied d’égalité que n’importe quel autre
individu crée un nouveau rapport au savoir et par extension peut-être un jour
au pouvoir.
Patrick BENAZET
patrick.benazet@libertysurf.fr
http://perso.libertysurf.fr/patrick-benazet
Avril 2002
Patrick BENAZET
Ingénieur
d’études au ministère de l’Education Nationale, il dirige le Centre
Départemental de Traitement de l’Information des Pyrénées-Orientales, en charge
du développement des Technologies d’Information et de Communication.
Doctorant
en sémiotique et communication à l’Université de Perpignan sous la direction du
professeur Robert Marty, il mène une recherche sur l’évaluation sémiotique des
ressources multimédias éducatives.
Il
est l’auteur du « Guide de l’Internet à l’Ecole » aux éditions Nathan
et de divers articles et communications scientifiques