Organigramme et réseaux
Patrick BENAZET - septembre 1999
En cette fin de siècle, le management public vit l’amorce d’une révolution qui est désormais bien perçue de l’intérieur par les dirigeants des services administratifs sans pour autant être bien identifiée. Tout a commencé par l’introduction de la bureautique et l’automatisation des procédures. Pendant une décennie deux concepts de l’informatique se sont affrontés sans que beaucoup de cadres ne s’inquiètent des conséquences managériales que ce double fonctionnement pourrait avoir. On a vu d’un côté une grande volonté de structurer les dispositifs informatiques par des schémas directeurs, devenus depuis schémas stratégiques des systèmes d’information, qui se déclinent en autant d’applicatifs que l’organisme compte de domaines de gestion ou de domaines d’activité et d’un autre côté une prolifération incessante de micro-ordinateurs de plus en plus puissants sur lesquels de véritables systèmes, atteignants parfois une grande complexité, ont vu le jour à l’instigation des utilisateurs au travers de la banalisation des logiciels tels que les tableurs ou les gestionnaires de bases de données simples. Mis de fait hors du champ d’action, les concepteurs informatiques (qui ne sont pas forcément des ingénieurs détenteurs d’une formation technologique mais plutôt des cadres administratifs formés à la modélisation des systèmes d’information) n’ont que rarement suivi, et a fortiori contrôlé, l’émergence de micro-systèmes de gestion dont seuls les auteurs sont la plupart du temps en mesure d’assurer le fonctionnement et la maintenance. Restés insouciants par la facilité que procure un collaborateur qui maîtrise le domaine pour lequel il a reçu délégation, bon nombre de cadres administratifs se sont longtemps tenus à distance des outils informatiques donnant cette vieille image de la machine à écrire évoluée réservée aux personnels de petite catégorie dont la seule évocation du maniement était il y a encore très peu de temps péjorative. Longtemps donc, le système d’information est resté aux yeux des responsables administratifs un simple ensemble de données accessibles par des écrans et des claviers. Combien parlent encore de fichier pour désigner ce qui est devenu si complexe que plus aucun vocable n’existe vraiment pour désigner un système d’information ! La dimension stratégique de l’informatique prend malheureusement tout son sens dans l’affolement avec l’arrivée de cette mondialisation dont tout le monde parle tant mais qu’en réalité peu de gens arrivent à cerner et surtout à rapprocher d’éventuelles implications tout du moins immédiates dans le fonctionnement au quotidien. Ceux-là mêmes qui ont apposé des avis très favorables sur les demandes de leurs collaborateurs, de catégorie intermédiaire disons, pour participer à des formations à l’utilisation de l’outil informatique, sont aujourd’hui amenés à se poser une question terrible : comment continuer à résister et jusqu’à quand pourrais-je justifier de mon utilité ?
Posée ainsi la question est un peu abrupte mais voyons ce que les réseaux viennent faire là dedans. Il faut considérer le rôle nouveau du cadre et non pas le rôle du nouveau cadre. Le cadre en lui-même n’a pas changé, par opposition au secteur privé, et on peut certainement s’en réjouir. En effet l’intérêt public n’appelant pas à la même compétition que la concurrence privée, il serait stupide d’imaginer que management privé et management public ne font qu’un, ce que malheureusement bon nombre de dirigeants ont cru bon de penser dans la décennie passée. En revanche le rôle du cadre est totalement nouveau, non pas du fait des réorganisations structurelles ou de la volonté de modernisation des services publics mais tout simplement du fait du changement de statut de l’information. La numérisation à grande échelle permet des échanges inattendus, il est maintenant envisageable de réformer une procédure de gestion en s’appuyant sur un dispositif communicant tel que l’Internet ou la télévision numérique. Ne parle-t-on pas déjà de guichet virtuel ? Ainsi poussé par une volonté nationale remarquable dont on peut se convaincre qu’elle sera très bénéfique à la nation tout entière dans un futur assez proche, tout dirigeant administratif qui se respecte se lance dans la mise en place d’un Intranet. Oui mais en conséquence de cet engouement pour la communication tout azimut, il faut bien voir qu’en l’absence d’une réforme des organisations et des modes de fonctionnement, ce sont les cadres qui vont avoir le plus de mal à vivre cette transition. L’intranet n’est ni plus ni moins que la structuration d’un dispositif d’échange qui le plus souvent s’appuie sur les systèmes informatiques existants. Sa simplicité d’utilisation par un logiciel unique (le même navigateur est utilisé pour naviguer sur le Web) en fait un puissant outil de documentation pour les équipes dirigeantes. Dès lors l’empilage des couches tel qu’on l’observe dans la majorité des organigrammes devient inopérant. Certes les missions des personnels de catégories dites d’exécution sont en cours de revalorisation pour les placer le plus souvent en position de gestionnaire. La maîtrise du maniement des outils de gestion appartient depuis des années aux personnels de catégorie intermédiaire, disons de maîtrise, le besoin d’informations consolidées, servant de base à la prise de décision, est exprimé par la direction. Ces informations sont fournies par les systèmes informatiques dont les agents de maîtrise ont la responsabilité dans les faits (on note même certains cas où ce sont des "informaticiens" qui s’occupent de la gestion !). Quelle est alors la place du cadre dans une telle organisation ? Certainement celle qu’il occupe depuis longtemps mais pour la justifier, un nouveau mode de fonctionnement est à instaurer : le fonctionnement en réseau. Il ne s’agit bien entendu pas des réseaux informatiques mais des réseaux humains qui diffèrent des réseaux de connaissance sur lesquels on s’appuie pour résoudre tel ou tel problème. Il ne s’agit pas non plus du travail en équipe qui s’est le plus souvent mis en place après un savant morcellement des effectifs donnant une justification à l’existence du chef. Le problème est bien celui du chef. Plus aucune place n’est laissée au chef dans le fonctionnement en réseau et pourtant le management public doit bien prendre en considération la notion de responsabilité et non plus uniquement celle du pouvoir qui souvent en découle : la responsabilité devant les usagers du seul fait de la loi.
Quant aux dirigeants qui après tout sont eux aussi des cadres tout en étant supérieurs, ils vont devoir accepter l’arrivée de ce que l’on a pris l’habitude d’appeler les nouvelles technologies d’information et de communication (N.T.I.C.) dans leur univers : bureau, voiture etc. Ce sont les micro-ordinateurs portables, les téléphones portables etc. Bref une nouvelle panoplie qui va remplacer la poussiéreuse serviette ou le robuste attached case et dont il va falloir désormais se servir réellement et cesser du fait de déplorer le "manque de temps pour s’y mettre". Les incidences sont nombreuses : apprendre à téléphoner tout seul sans avoir recours à une secrétaire dont une des principales missions est de composer les numéros de téléphones et de basculer les appels, apprendre à consulter son courrier électronique et à le traiter soi-même sur son micro-ordinateur. Bien sûr la cascade des conséquences est à prévoir. Quel devenir peut-on envisager pour la secrétaire dont le cadre a acquis son autonomie ?
L’organigramme de demain sera d’autant plus plat que l’intranet sera développé et le chef ne sera respectable que par sa capacité à animer et à fédérer des ensembles de personnes et de dispositifs dont la configuration géographique sera certainement bien différente de celle qu’on connaît dans l’Administration traditionnelle.